l'apologétique au sein d'une guerre culturelle

 

1: la croix & la conversion de l’imagination

     L’Église de Jésus-Christ doit son existence à une « apologétique qui vise l’imagination ».  Alors que pour nous, le défi de l’apologétique peut se résumer à trouver des liens imaginatifs avec les doctrines du Christianisme (à la Aslan le lion = Jésus)[1] ou bien des techniques pour mieux communiquer l’évangile, il reste que pour l’apôtre Paul, le contenu fondamental de son message a exigé que ses auditeurs expérimentent ce que l’exégète Richard B. Hays a appelé « une conversion de l’imagination ».[2]  Comme Paul lui-même l’indique, le message d’un Seigneur crucifié est un oxymore : « de la folie » (grec : moron) pour les Grecs et d’un scandale pour les Juifs (1 Cor. 1.18-25).  Grâce à l’étrange providence de Dieu, Paul a bel et bien accompli sa mission évangélisatrice : celle de convertir les imaginations et, par le fait même, les vies (voir 1 Cor. 1.21; 2.1-5).[3]

     En effet, l’évangile de Paul n’était pas seulement absurde, il était également subversif sur le plan politique.  La crucifixion de Jésus n’avait pas été un lynchage, après tout; au contraire, elle a été ordonnée par le système judiciaire de l’Empire romain.[4]  Comme les partisans vaincus de la Troisième Révolte d’esclaves (sous la direction de Spartacus en 71 av. J.-C.) ont découverts, la crucifixion était la manière des Romains pour s’assurer de la soumission de leurs esclaves.[5]  Le message était clair : les victimes de la crucifixion méritaient leur sort, pour avoir eu la prétention de se rebeller contre l’ordre social voulu par les dieux de Rome, qui conférait aux maîtres romains le pouvoir de vie et de mort sur ceux dont la vie leur appartenait, afin de les exploiter comme bon leur semblait.  Lorsque Paul accorde le titre honorifique « Seigneur » (réservé aux empereurs) à un criminel crucifié, il s’agissait là d’un outrage aux conventions socio-politiques, voir au gros bon sens.  Il s’agissait en effet d’une atteinte au système de « justice » qui légitimait l’Empire.

     Effectivement, l’évangile de Paul était absurde, subversif et…libérateur.  Si Jésus, qui avait été crucifié par l’Empire, avait été ressuscité d’entre les morts et offrait maintenant la vie de l’Âge à Venir à ceux qui lui suivaient, alors on pouvait habiter un royaume alternatif, on pouvait mener une vie dont les termes étaient dictés, non pas par la machine impériale, mais plutôt par le règne du crucifié-et-ressuscité.  Ceci était un moyen pour les victimes de l’Empire de remporter la victoire; un moyen, pour prendre le langage de l’Apocalypse, de « vaincre » (voir Apoc. 2.7). 

Cette analyse contextuelle de « l’évangile » (dans son contexte néotestamentaire) se trouve à être très pertinent pour notre actualité alors qu’on cherche à défendre la foi chrétienne.  Jésus a proclamé « l’évangile de Dieu concernant son royaume » (Mc. 1.14-15) dans un climat palestinien de la résistance juive contre le régime romain; Paul, pour sa part, a pris la défense de « l’évangile de Dieu concernant son Fils » (Rom. 1.1-3) dans un contexte métropolitain d’un pouvoir impérial qui semblait tout à fait inébranlable.  Quant à nous, nous offrons notre « apologia » (c.-à-d. « défense ») pour l’évangile dans le contexte d’une guerre culturelle.  Le moment est venu pour nous de redécouvrir le pouvoir révolutionnaire et transformateur du message de Jésus pour notre monde meurtri par les conflits idéologiques et géopolitiques.

2: l’apologétique en temps de guerre[6]

     Lorsque nous parlons des « guerres culturelles », nous faisons référence au conflit idéologique entre la gauche et la droite, entre des libéraux/progressistes d’un côté et des conservateurs/traditionalistes de l’autre.  Ce conflit a débuté aux États-Unis dans les années 1960[7] alors que la « nouvelle Gauche » a commencé à s’agiter en faveur de l’équité social des groupes qui avaient été marginalisés et opprimés tout au long de l’histoire américaine (à savoir les femmes, les homosexuels, les afro-américains, etc.).[8]  Cette « guerre » a atteint son apogée dans les années 1980 & 1990.[9]  Il y a un débat à savoir si les guerres culturelles s’étaient terminées entretemps ou si l’apparition de Donald Trump sur la scène politique américaine a relancé ce conflit.[10]

     Malgré les avancés de la laïcité dans les Pays du Nord depuis le 18e siècle, il est rare maintenant d’entendre des critiques virulentes du Christianisme tel que le proféraient jadis Voltaire (1694—1778) ou bien Friedrich Nietzsche (1844—1900).  Hélas, même les invectives des « quatre cavaliers » du nouvel athéisme – Richard Dawkins, Christopher Hitchens (1949—2011), Sam Harris et Daniel Dennett (1942—2024) – semblent avoir été une vogue éphémère, un genre de dernier souffle du scepticisme du style du siècle « des Lumières »; les essaies de Hitchens[11] ont souvent démontrés sa frustration et son incrédulité face au fait que le siècle des Lumières n’ait pas réussi, pour adopter le langage de Nietzsche, à tuer Dieu une fois pour toute.  En effet, la dernière décennie a vu la montée de plusieurs intellectuels publiques – qui ne sont pas pour autant des chrétiens « pratiquants » - qui connaissent très bien la Bible, qui analyse la société occidentale avec un lexique chrétien et font même de la théologie sur les scènes de théâtres pleins à craquer!  Le psychologue Jordan B. Peterson et l’historien Tom Holland, pour ne prendre que deux exemples, prétendent tous les deux avoir vécu « des expériences mystiques à caractère chrétien »[12] pour lesquelles ils tentent de trouver des catégories qui leur permettront de comprendre rationnellement cette intrusion du Transcendant dans leurs vies.

     Si la modernité a tué Dieu, et a donc miné les fondements de la moralité chrétienne conventionnelle[13], et si la postmodernité a tué l’idée même de « vérité » tout en permettant au comportement (im)moral des occidentaux de rattraper leur philosophie athée, l’âge post-séculier[14] que nous habitons présentement – dans une volte-face tout à fait inattendue – a de nouveau créé une espace publique pour une discussion rigoureuse de ces deux notions qu’on avait cru complètement dépassées – à savoir Dieu et la vérité.  Dieu est de retour, et ses prophètes sont nombreux.

     Et pourtant, plusieurs de ces messagers du « Dieu ressuscité » sont – les lecteurs de la Bible ne seront pas surpris – tout à fait non-conventionnels.  Les médias sociaux permettent à ces « Nouveaux Théistes »[15] de rassembler des adeptes d’une telle manière pour rendre même un pasteur d’une mega-church  jaloux.  Dans une parodie surprenante du « zèle évangélique » des Nouveaux Athées[16], leurs némésis théistes – qui ne fréquentent pas d’église et ne s’identifient pas comme « croyants » - proclament ardemment ce qu’ils perçoivent être l’importance fondamentale du Christianisme pour le bien-être de la civilisation occidentale[17] ainsi que la valeur perpétuelle du canon chrétien des Écritures.

     Effectivement, un observateur cynique des Nouveaux Théistes pourra très simplement attribuer leur nouveau respect pour le Christianisme et l’héritage judéo-chrétien de l’occident comme étant une tentative de « militariser » ces traditions anciennes pour leur croisade contre « l’idéologie gauchiste » et ainsi gagner des victoires au sein de la guerre culturelle.  Le « cri de guerre » de la Gauche depuis les années 1960 a été « La justice pour tous, maintenant! », la justice pour tous les opprimés des systèmes socio-politiques créés et maintenus par (pour la plupart) des vieillards blancs, cisgenres et hétérosexuels, c.-à-d. « le patriarcat ».  Que ce soit des afro-américains qui marchaient pour les droits civils dans les années 1960, la « deuxième vague » du féminisme des années 1970 ou bien la lutte menée par les membres de la communauté LGBTQ+ pour l’équité lors des premières décennies du 21e siècle, les marginaux de la société occidentale ont été engagés dans un combat pour attirer l’attention sur les questions de la race, l’orientation sexuelle, le genre, l’environnement, les migrants, les réfugiés, les itinérants, la sécurité des travailleurs du sexe, l’utilisation sécuritaire de la drogue, etc.  La question de la justice a toujours étée au cœur de la tradition occidentale, dans ses sources grecques comme dans ses sources juives.  En effet, la notion d’une « réévaluation des valeurs »[18] est mise de l’avant dans les Évangiles néotestamentaires (« Il a précipité les puissants de leurs trônes, et il a élevé les humbles… »).  La question de qui, aujourd’hui, peut être compté parmi la « multitude » néotestamentaire des victimes de l’oppression, que ce soit impériale et païenne, ou bien religieuse et « orthodoxe » (voir les livres de l’Apocalypse et les Actes des Apôtres), s’agit d’une question sur laquelle tous les croyants doivent se pencher, dès maintenant.

     Maintenant, comme jadis, ça sent la « révolution ».  Cependant, alors que les mouvements révolutionnaires occidentaux du passé étaient facilement reconnaissables en les comparants avec les régimes impériaux et totalitaires auxquels ils s’opposaient (ex : le mouvement Solidarnosc des années 1980 v. le communisme polonais appuyé par l’Union soviétique), de nos jours, les belligérants de la guerre culturelle peuvent tous les deux s’identifier comme des victimes de l’agenda « totalitaire » de l’autre côté, et ce qui est encore plus mêlant, les deux font parfois appel au Christianisme afin de se légitimiser.  Exemple : comment comprendre l’élection (pour une deuxième fois) de Donald J. Trump comme Président des États-Unis-d’Amérique le 5 novembre 2024?  S’agissait-il de la revanche de Trump vis-à-vis la haine gauchiste et la diffamation du champion de la Droite des valeurs traditionnelles (c.-à-d. le Christianisme)?  Ou bien, est-ce que c’était une tentative désespérée de la part du patriarcat d’imposer sa moralité obscurantiste – par le moyen de stratagèmes anti-démocratiques – sur les minorités perturbatrices ainsi que les victimes des conventions sociales (et donc une occasion pour les Chrétiens de résister à ce régime « quasi-fasciste »)?

     Effectivement, il s’agit d’un temps déroutant pour être un disciple de Jésus,[19] ainsi qu’un moment rempli de défis pour ceux qui cherchent à articuler et défendre la foi chrétienne.  L’ « espace culturel » au sein duquel notre message est (in)compris est profondément polarisée.[20]  Cependant, comme je vais tenter de le démontrer, les documents néotestamentaires nous offrent une sagesse qui est pertinente d’une manière inattendue pour ceux qui cherchent à promouvoir la plausibilité de leurs propos au sujet de Jésus de Nazareth et qui avancent des arguments en faveur de ce rebelle du premier siècle qui lance encore son invitation : « Suivez-moi ».  Comme l’historien Tom Holland a souligné, « l’instinct révolutionnaire » se trouve à la base, et du Christianisme et de l’histoire de l’Occident.[21]  Dès la montée de la Chrétienté au 4e siècle, chaque « révolution » (même celles qui ont ciblée le Christianisme) a été « chrétienne » dans le sens que les valeurs et les idéaux chrétiens l’ont rendu possible.  La question n’est plus (à croire Holland) : « Devrais-je me rebeller contre les valeurs occidentales traditionnelles? » Mais plutôt, Contre quoi mes valeurs occidentales traditionnelles (c.-à-d. chrétiennes) m’appellent-elles à me rebeller?[22]  Au premier siècle, l’apôtre Paul a su subvertir un empire avec son évangile d’un Seigneur crucifié; au 21e siècle, qu’est-ce que les Chrétiens sont appelés à subvertir alors qu’ils annoncent/défendent l’évangile?



[1] Voir Le Monde de Narnia de C.S. Lewis (Éditions Gallimard Jeunesse : 2001, 2002 [1950—1956: éditions originales anglaises]).

[3] Comparez l’affirmation de C.S. Lewis (1898—1963) que son imagination avait été « baptisée » dans sa jeunesse en lisant les œuvres de George MacDonald (1824—1905); voir C.S. Lewis, Surprised by Joy, London & Glasgow: Collins, 1959 [1955], pp. 219-22.

[4] Voir John Dominic Crossan, “Roman Imperial Theology” in Horsley, Richard A., ed. In the Shadow of Empire, Louisville: WJK, 2008, p. 73.

[5] Suite à leur défaite par le général Crassus, des milliers d’esclaves ont été crucifiés le long du Via Appia, qui mènent de Brindisi jusqu’à Rome.  Voilà la propagande impériale à son « meilleur »!

[6] Lors de l’automne 1939, comme il avait l’habitude de faire pendant la 2e Guerre Mondiale, C.S. Lewis a prêché un sermon dans l’église sur le campus de l’université Oxford intitulé « L’apprentissage en temps de guerre » (titre original : ‘Learning in War Time’).  Cet article est rédigé « dans l’esprit de » Lewis.

[7] Il s’agissait de l’époque de la « Révolution tranquille » au Québec, qui a été jadis une « forteresse » du Catholicisme ultra-montaniste s’est rapidement laïcisé.  C’était un moment ou plusieurs mouvements sociaux se sont convergés – le nationalisme, une ouverture renouvelée vis-à-vis le monde, symbolisé par l’Expo 1967, une relaxation radicale des tabous sociales accompagnée par les changements populistes au sein de l’Église à la suite du Concile Vatican II – et l’Église Catholique romaine au Québec ne s’en est jamais remis.  Voir MacCulloch, Diarmaid, Christianity: The First Three Thousand Years, pp. 973ff.

[8] Voir Hartman, Andrew, A War for the Soul of America: A History of the Culture Wars, Chicago: University of Chicago Press, 2019 [2015], pp. 9-37.

[9] Voir Hunter, James Davison, Culture Wars, New York: Basic Books, 1991, pp. 107-32.

[10] Voir Hartman, Andrew, A War for the Soul of America: A History of the Culture Wars, Chicago and London: University of Chicago Press, 2019 [2015], pp. 285-303.  Hartman se demande si une société fondée sur les libertés individuelles (ex : la vie, la liberté et la poursuite du bonheur) peut éviter un état permanent de révolution culturelle…

[11] Voir Hitchens, Christopher, god is not Great: How Religion poisons everything, Toronto: McClelland & Stewart, 2007.

[12] Voir Jordan B. Peterson, 12 Rules for Life: An Antidote to Chaos, Toronto: Random House Canada, 2018, pp. xxxii-xxxiii.  Pour ce qui est de Holland: https://justinbrierley.beehiiv.com/p/moment-tom-holland-believed-angels (accédé le 21 décembre, 2024); voir aussi Brierley, Justin, The Surprising Rebirth of Belief in God, Carol Stream: Tyndale Elevate, 2023, pp. 90-95.

[13] L’argument de Nietzsche.

[14] C’est impossible de mettre les dates à la plupart des époques « post-xyz » qu’on retrouve souvent dans les publications académiques.  On parle ici plutôt de « tendances » que d’époques bien définies.  Le début de la modernité est généralement fixé au (18e) siècle des Lumières en Europe, et le terme « post-modernité » est apparu d’abord dans les années 1960.  La modernité était caractérisée par une laïcité triomphante qui a relégué la pratique religieuse au foyer ainsi que les lieux de culte (en occident).

[15] C.-à-d. Peterson, Holland ainsi que leurs camarades croyants – l’iconographe canadien (orthodoxe) Jonathan Pageau, l’évêque Catholique romain (américain) Robert Barron et Ben Shapiro, auteur et commentateur juif.  Quelqu’un qui vient de faire cause commune avec eux est Ayaan Hirsi Ali, ancienne politicienne néerlandaise et partisane du Nouvel Athéisme, qui s’est converti au Christianisme en 2022.

[16] Richard Dawkins, Christopher Hitchens, Sam Harris and Daniel Dennett étaient les plus célèbres.

[17] En effet, alors que la laïcité semble disparaître, les guerres culturelles ne montrent aucune évidence d’un éventuel cessez-le-feu.  La guerre en tranchée, qui continue de fragmenter la société nord-américaine, entre traditionnalistes et « wokeistes » fraie son chemin à travers les communautés religieuses, dont plusieurs dénominations protestantes, alors que leurs membres choisissent leur bord dans cette guerre incessante.

[18] Voir le « renversement des valeurs » de Nietzsche : The Antichrist (1888), dans Walter Kaufmann, ed. The Portable Nietzsche, 1982 [1954, 1968], pp. 565-69.

[19] Comme l’adage dit: « La vérité s’agit de la première victime de toute guerre ».

[20] Certains interprètent les guerres culturelles comme des signes annonçant la fin de la civilisation occidentale!

[21] Voir Holland, Tom, Dominion: How the Christian Revolution Remade the World, New York: Basic Books, 2019.

[22] L’évêque Robert Barron explique le lien entre Karl Marx (1818—83) et Nietzsche, l’historien français postmoderne Michel Foucault (1926—84) et le « wokisme » contemporain, qui interprète l’histoire en termes des « oppresseurs » et des « opprimés » : https://www.wordonfire.org/articles/barron/wokeism-in-france-the-chickens-coming-home-to-roost/ (accédé le 23 décembre, 2024).

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