le témoignage prophétique de l’église « impuissante »

 

     Friedrich Nietzsche avait infâmement proclamé la mort de Dieu.[1]  Dietrich Bonhoeffer (1906—45), pour sa part, a déclaré la mort de l’Église établie.  En effet, on dirait que Bonhoeffer prenait au sérieux la critique qu’avait fait Nietzsche du Christianisme[2], et dans ses lettres, il semble être d’accord avec son concitoyen excentrique sur le point que, à toutes fins utiles, Dieu était bel et bien mort.  C’est-à-dire que Bonhoeffer était convaincu que « la croyance en Dieu » de ses concitoyens du Troisième Reich était tout à fait absurde et ne valait rien.  Cette « croyance » ne leur a pas poussé à faire quoi que ce soit, ni pour effectuer des changements en Allemagne ni pour défendre leurs voisins Juifs.  L’existence « professée » de Dieu n’avait rien fait contre Hitler.  Bonhoeffer semble avoir été d’un même avis avec Nietzsche que « Dieu » n’avait plus de place, ni au sein de la culture, ni sur la place publique Européenne.  Dieu était « absent », bien que, comme Nietzsche l’avait souligné, les gens continuaient à fréquenter les églises.  Ce que Nietzsche aurait voulu faire pour la philosophie, Bonhoeffer aurait aimé le faire pour la théologie – Nietzsche avait rêvé de détruire « les idoles »[3] des 2,300 ans précédents de la pensée occidentale, alors que Bonhoeffer désirait effectuer une purge iconoclaste de la pensée chrétienne afin de redécouvrir: le fait d’être un disciple authentique. La modernité représentait une coupure avec le passé, avec la tradition, avec la manière habituelle de réfléchir – dans ce sens, Nietzsche était un exemple tout à fait typique de « l’homme moderne ».  Cependant, l’expérience de Bonhoeffer de l’impotence de l’Église vis-à-vis de la menace hitlérienne le fit arriver à des conclusions semblables à celles de Nietzsche en ce qui concerne l’utilité de la tradition chrétienne, tel qu’elle avait été transmise et vécue en Europe jusque-là.

     Le malaise de Bonhoeffer vis-à-vis le Christianisme au sein duquel il avait grandi allait au-delà d’une simple critique des églises en Allemagne.  Dans ses lettres composées en prison, il exprime sa conviction que la « religiosité » avait été détruite par les forces de la modernité; c’est-à-dire que le vocabulaire religieux ne faisait plus aucun sens pour les gens, ils ne ressentaient plus le « besoin » de Dieu, du pardon, du salut, etc.  Bonhoeffer a écrit à son confident Eberhard Bethge que la religiosité ne pouvait plus être un prérequis de la foi.[4]  Comme les Européens du 20e siècle n’avaient plus une « mentalité façonnée par la religion », Bonhoeffer s’était lancé le défi de réinterpréter la terminologie biblico-théologique d’une manière « irréligieuse et mondaine ».  La lecture répétée qu’a fait Bonhoeffer de l’Ancien Testament lors de son emprisonnement lui avait fait comprendre la dimension « mondaine et immanente » du royaume de Dieu.  L’espérance biblique, constata Bonhoeffer ne constituait pas une fuite hors du monde, mais plutôt une invitation à y vivre pleinement en tant que peuple de Dieu, en attendant la manifestation plénière du royaume « sur la terre comme au ciel ».[5]

     Effectivement, Bonhoeffer était persuadé qu’il fallait vivre dans le monde « comme si Dieu n’existait pas » - oui, que Dieu nous appelait même à vivre ainsi![6]  Alors que G.K. Chesterton avait dédie sa vie à réfuter la réfutation que Nietzsche avait fait du Christianisme, Bonhoeffer, lui, semble avoir adopté la critique de Nietzsche et y a répondu en appelant ses contemporains à vivre comme disciple du Christ au sein d’un Europe où le Christianisme se trouvait complètement impuissant face aux horreurs de la première moitié du 20e siècle et au sein duquel la religion s’était montrée trop souvent comme un simple outil de l’état et où Dieu était, à toutes fins utiles, mort.  Bonhoeffer appelait les gens à suivre Jésus sans le soutien ni de l’Église en tant qu’institution ni d’une culture « animée » par la religion – bref, à être des disciples (et peut-être même des martyrs!) au sein d’un monde hostile, ayant pour seul compagnon le Dieu-abandonné-par-Dieu (voir Mc. 15.34).

     Bonhoeffer était convaincu que le « Dieu de la religion » - le Dieu fort et respectable – ne servait plus à rien.  L’unique vrai Dieu s’était fait faible, et était même mort sur la croix.[7]  « Seul le Dieu souffrant peut nous aider », écrivit Bonhoeffer à Bethge.  Pour Bonhoeffer, la modernité servait à détruire les fausses conceptions de Dieu, associées au pouvoir humain, et a ainsi préparé la voie pour une nouvelle compréhension du Dieu qui vainc au moyen de la faiblesse et la souffrance, et qui nous appelle à vivre dans ce monde et ainsi à partager ses souffrances.[8]  Pour « vaincre » le mal à la Jésus implique la souffrance (voir Apoc. 2.7, 11, 17, 26, etc.).  Pour Bonhoeffer, il s’agissait de l’apologétique ultime – la crédibilité du Christianisme, en était-il venu à croire, ne pouvait plus se baser sur des arguments ou des critiques de la modernité d’ordre intellectuel; au contraire, la crédibilité de la foi dépendait désormais sur la réussite des croyants à mener une vie « véridique » au sein du monde, c’est-à-dire une vie vécue (et peut-être perdue) en marchant dans les traces du Christ.  Soupçonné par la Gestapo d’activités subversives, Bonhoeffer avait été en avril 1943 sous prétexte d’allégations mineures au sujet d’irrégularités financières produites lors de son travail au sein des services secrets allemands.  Suite à la tentative d’assassinat contre Hitler le 20 juillet 1944, des preuves impliquant Bonhoeffer dans le « complot de Valkyrie » ont été découvertes.  Bonhoeffer a été mis à mort le 9 avril 1945, quelques semaines avant la capitulation de l’Allemagne face aux forces alliées.



[1] Voir Hollingdale, R.J. Nietzsche: The Man and his Philosophy, Cambridge: Cambridge University Press, 1999 [1965], pp. 138-41.

[2] Les lettres de Bonhoeffer sont remplies d’expressions qui évoquent l’œuvre de Nietzsche – que ce soit « la transformation des valeurs », « la moralité de l’inférieur », « l’art Apolline vs. l’art dionysien », etc.  « Dans des décisions éthiques, nous vivons la solitude la plus profonde…dans laquelle un homme se tient devant le Dieu vivant.  Personne ne peut nous accompagner à ce moment-là…parce que Dieu nous impose un fardeau dont nous seuls doivent porter » : voir Bonhoeffer, Dietrich, No Rusty Swords, p. 40, voir Ibid. pp. 37-40 pour les remarques de Bonhoeffer au sujet des idées nietzschéennes « au-delà du bien et du mal » et l’ « Übermensch » (le surhomme).

[3] Voir l’ouvrage de Nietzsche (1889) Le crépuscule des idoles.

[4] Bonhoeffer, Dietrich, Letters and Papers from Prison, London: Collins Fontana Books, 1959 [1953], pp. 91-92, 110.  Pour faire ce point, Bonhoeffer a fait un parallèle entre la « religion » dans l’Europe du 20e siècle et la « circoncision » dans les lettres de l’apôtre Paul, un aspect de la pratique religieuse juive qui, Paul a insisté, n’était pas nécessaire pour qu’un païen se convertisse au Christ.

[5] Voir Ibid, p. 93, etc.

[6] Ibid., pp. 121-22; voir Wilkens, Steve & Alan G. Padgett, Christianity and Western Thought 2: Faith and Reason in the 19th Century, Downers Grove: IVP Academic, 2000, pp. 172-73, pour voir l’avis de Nietzsche que la croyance en Dieu est un symptôme de la faiblesse, une incapacité de faire face au monde sans l’assistance d’une déité.

[7] Voir Chesterton, G.K. The Everlasting Man: A Guide to G.K. Chesterton’s Masterpiece (Introduction, Notes, and Commentary by Dale Ahlquist), Elk Grove Village: Word on Fire, 2024 [1925], p. 269.

[8] Bonhoeffer, Dietrich, Letters and Papers from Prison, London: Collins Fontana Books, 1959 [1953], pp. 122-25.

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