Qu'est-ce que l'amour?

     Paul – l’ « esclave » de Jésus (Rom. 1.1; Gal. 1.10) – nous a montré comment suivre un roi crucifié.  Sa rencontre avec le Seigneur ressuscité sur le chemin de Damas était en fait la « crucifixion » (voir Gal. 2.20; 6.14) de l’ « éthique » égoïste qui l’avait animé jusque-là et sa « résurrection » vers une vie nouvelle, caractérisée par le don de soi et de se mettre au service de son maître qui s’est dépouillé lui-même (voir Phil. 2.5-7; 3.4-11).  En effet, les remarques autobiographiques de Paul dans sa lettre aux Philippiens démontrent deux types de stratégie apologétique – d’un côté, l’approche de Paul avant sa conversion l’a conduit à se distinguer sur le plan intellectuel, lui permettant de jouir d’une mobilité sociale et d’un statut social élevé, et même d’un zèle qui l’avait poussé à se servir de la violence pour défendre l’intégrité de la tradition juive, et de l’autre côté, une stratégie de mobilité descendante, accompagné par le perte de statut, de crédibilité et de sécurité, une stratégie qui était néanmoins autant « zélée » que celle qu’il avait rejetée.  Il reste qu’une fois qu’il est devenu apôtre du Christ, Paul s’est exposé à autant, sinon plus, de violence qu’il avait imposé auparavant aux disciples de Jésus.  Paul s’offrait comme un exemple de fidélité à Jésus pour ses convertis (voir 1 Cor. 4.16; 11.1; Phil. 3.17; 1 Thess. 1.6; 2 Thess. 3.9).

     Il savait que de vivre à la lumière de la victoire de Dieu-en-Christ l’obligeait à accueillir la croix – là où les « chefs de ce siècle » avaient échoué à comprendre la « sagesse folle » de Dieu et avaient tenté d’éliminer la menace divine à leur pouvoir (voir 1 Cor. 2.7-8).  Paul s’est efforcé de faire comprendre à ses lecteurs qu’en fin de compte, leurs vies ne leur appartenaient plus; elles appartenaient désormais à Jésus :

« Car l'amour de Christ nous presse, parce que nous estimons que, si un seul est mort pour tous, tous donc sont morts; et qu'il est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. » (2 Cor. 5.14-15; Gal. 2.20)

     Jésus avait effectué son ministère dans un contexte extrêmement tendu où il y avait deux camps opposés, des camps facilement identifiables.  Et pourtant, il a refusé de collaborer avec le régime romain comme il a refusé de jouer le rôle d’un dirigeant révolutionnaire violent.  La révolution idiosyncratique de Jésus était en fait une troisième voie, une voie qui évitait à la fois la collaboration lâche et la vengeance violente.  Paul, lui, a évangélisé l’Empire romain avec la bonne nouvelle d’un Seigneur juif crucifié, qui a fait de lui, pour ses anciens collègues au sein du Judaïsme, un blasphémateur et un traître, et pour les Romains, une menace potentielle à l’ordre établi (voir 1 Cor. 1.18-25).  Et Jésus et Paul sont morts pour avoir menés des « révolutions » étranges.  Ceux qui désirent suivre Jésus, à la manière de Paul, doivent adopter la position impopulaire de confronter les deux côtés de tout conflit idéologique avec le message difficile – mais libérateur – de la croix.

     À travers son incarnation et sa mort, le Fils de Dieu a « bouleversé » le monde (voir Ac. 17.6; Phil. 2.5-8).  Un esclave crucifié, un agneau immolé, siège désormais sur le trône du cosmos (voir Phil. 2.9-11; Apoc. 5.6-12).  La « valeur » du pouvoir a été éternellement « renversée ».  Le Créateur peut recréer la vie pour un individu comme pour l’Univers (voir Rom. 8.3, 11, 18-25).  Le Fils de Dieu est devenu victime de l’oppression impériale, et a ainsi subverti toute fierté humaine en expérimentant l’humiliation ultime et en y triomphant au moyen de sa mort (Col. 2.9-15) et de sa résurrection (1 Cor. 15.20-28).

     Ceux qui suivent le Seigneur crucifié sont impossibles à opprimés; c’est-à-dire qu’ils ne jouent plus aux jeux de pouvoir du monde, parce qu’ils interprètent chaque humiliation subie pour le Christ comme une victoire (tout comme Jésus a fait alors qu’il accomplissait la volonté du Père), et comme ils ont renoncé à leurs droits pour suivre l’exemple de leur Seigneur en faisant d’eux-mêmes des « esclaves condamnés » (voir 1 Cor. 4.9-13) – ils ne s’attendent à rien de la part du monde à part le rejet et le dédains (Gal. 6.14), et ils regardent vers Jésus qui couronnera leur loyauté dans le monde nouveau où la véritable justice sera finalement la norme (voir Apoc. 2.10; 21.1-5).  En fin de compte, nous devons accueillir la croix comme notre seul moyen de victoire – mourir, ça veut dire finalement, vivre (Mc. 8.34-35).  Les gens comme Paul, Bonhoeffer et des millions d’autres personnes à travers les siècles ont compris cela; ils sont morts pour leur foi et ils ont constatés que c’est vrai – en mourant, on vainc.  Suivre Jésus nous libère des chaînes les plus pernicieuses – la crainte et l’orgueil.  Les disciples du Seigneur crucifié se savent aimés et n’éprouvent aucun besoin de se montrer dignes.  Suivre le Ressuscité, ça veut dire vivre sans crainte – même la mort ne peut vaincre ceux et celles qui ont été – et qui seront – ressuscités avec le Christ.

     Voilà le genre de révolutionnaires (chrétiens) dont nous avons besoins – des gens qui annonceront l’évangile du Seigneur crucifié-et-ressuscité en usant de créativité, tout en connaissant l’histoire du Christianisme et de la culture occidentale, avec compassion et le courage d’être mécompris par les deux côtés de la guerre culturelle, et peut-être même le courage de devenir des martyrs (c’est-à-dire un « témoin » de la mort et la résurrection de Jésus; voir Ac. 1.8, 22; Apoc. 2.13).  « Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné » (Mt. 19.11).  Tandis que la possibilité de mourir (d’être haïe) pour sa foi en Christ peut frapper bon nombre de nos contemporains occidentaux comme étant un acte d’intolérance et d’injustice tout à fait inacceptable (ce qu’il est d’ailleurs), il reste que c’était précisément par le moyen d’un acte de corruption et d’opportunisme politique, qui était en fait un meurtre juridique[1] que Dieu a sauvé le monde (voir Ac. 2.22-24).  G.K. Chesterton peut nous aider à réimaginer ce que notre foi chrétienne possède de si beau qu’on pourra conclure que ça vaudra la peine de mourir pour elle.[2]  Mourir pour sa foi chrétienne, en fait, est tout simplement la conclusion « logique » d’une vie menée au service de quelque chose – ou bien de quelqu’un – d’autre.  Somme toute, mourir comme martyr est simplement le prix (ultime) qu’on paie pour avoir sincèrement et constamment préféré le bien de quelqu’un d’autre à son propre bien-être – autrement dit, c’est le prix d’avoir aimé.  Soren Kierkegaard (1813—55) a intitulé son ouvrage publié en 1938 La pureté du cœur, c’est de vouloir une seule chose.  Si quelqu’un insiste à servir le Christ d’une telle manière, cette personne pourra être conduite, plausiblement, à témoigner de sa foi avec sa vie même.

     L’apologète qui se veut un « disciple » de Paul, avant de se prononcer sur quelque aspect de la foi qu’il cherche à défendre, doit se demander : « est-ce que j’aime la personne à qui je m’adresse? »  Le théologien gallois Rowan Williams parle de ceux qui « se responsabilisent pour Dieu », qui font en sorte que Dieu soit crédible dans le monde (la plupart du temps, par leur souffrance et leur mort).[4]  J’appelle cela de l’ « apologétique prophétique » – le fait de s’identifier à Dieu d’une telle manière qu’on devient un argument vivant, non seulement de l’existence de Dieu, mais aussi du charactère de Dieu, comme ont fait jadis les prophètes d’Israël (dont Jean le Baptiste).  Comme le penseur juif Abraham Heschel a déjà dit: il n’y a pas de preuves de l’existence du Dieu d’Abraham, il n’y a que des témoins.[5]



[1] C.-à-d. la « sagesse » et la « puissance » divine : 1 Cor. 1.23-24.

[2] Voir Chesterton, G.K. The Everlasting Man: A Guide to G.K. Chesterton’s Masterpiece (Introduction, Notes, and Commentary by Dale Ahlquist), Elk Grove Village: Word on Fire, 2024 [1925], p. 467, où, dans le paragraphe final de son magnum opus, Chesterton commente la tendance des premiers chrétiens de se montrer joyeux et même de rire face à la mort.  Des milliers de Chrétiens continuent à vivre le martyr à travers le monde chaque année, surtout dans le Sud global.  Chesterton a exploré l’idée d’une personne occidentale moderne qui prends sa foi tellement au sérieux qu’elle soit prête à se sacrifier pour elle dans son roman ludique The Ball and the Cross (1909), dans lequel un athée et un catholique romain très dévot et traditionnel essaient, à maintes reprises, de se battre en duel afin de régler la question de l’existence de Dieu.

[3] Jonas quitte la communauté juste avant la Cérémonie qui aurait marqué le début de sa 13e année, le moment, dans la tradition juive, où les garçons vivent leur « bar-mitzvah » et sont accueillis au sein de la communauté en tant qu’hommes.

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