DOULEUR & DÉSESPOIR CHEZ JÉRÉMIE: LA DERNIÈRE LAMENTATION

 


     Après une période prolongée de prophétiser alors que des gens complotaient contre lui en vue de l’assassiner (voir 11, 18-23; 18, 23) et lui menaçaient publiquement et lui ont fait honte (20, 1-2), Jérémie donne libre cours à sa peine avec son dernier (et le plus sombre) psaume de lamentation (20, 7-18).  La lamentation proprement dite se trouve en 20, 7-10.  Peu de versets dans le livre de Jérémie ont été plus scruté que le 20, 7, où les questions de traduction et d’interprétation sont particulièrement difficiles.  Jérémie accuse-t-il Dieu de lui avoir séduit, même violé?  C’est précisément l’avis de certains biblistes.[1]

« Seigneur, tu m’as séduit (pth), et j’ai été séduit ; tu m’as saisi (hzq), et tu as réussi (ykl). À longueur de journée je suis exposé à la raillerie, tout le monde se moque de moi. » (traduction officielle liturgique)

Il reste que le verbe pth (c.-à-d. « persuadé » [Segond 21]) porte le sens de « séduire » seulement lorsqu’il est utilisé dans les contextes de nature explicitement sexuelle (ex : Ex. 22, 16; voir Prov. 1, 10).  Le verbe hzq (« saisi ») peut être traduit de sorte que le verset peut porter le sens de « tu as emporté sur moi » ou bien « tu as été trop fort pour moi, et tu as gagné (ykl, apparaît 4 fois entre les vv. 7-11) ».  Donc, comment devrons-nous comprendre le 20, 7?  Bien que ce soit inapproprié d’utiliser des termes sexuels pour traduire pth et hzq dans ce cas-ci, le sentiment d’avoir été séduit/trompé/alléché ressemble à ce qui vit Jérémie.  Le prophète a l’impression que Dieu a profité de lui, et, combiné avec l’image de la force ici (hzq), que sa dignité et sa personne ont été violées.  Une interprétation globale du v. 7 pourra ressembler à ceci : « Tu m’as attiré et m’as trompé, Yahvé, et tu as bien réussi.  Tu as emporté sur moi, tu as profité de ma naïveté de jeune.  Tu as été trop fort pour moi.  Tu as gagné! »[2]

     Jérémie se fait ridiculiser pour avoir proclamé la parole de Dieu, mais il est incapable d’arrêter de prophétiser (20, 9).  Yahvé « emporte » sur lui (« gagne », ykl) par l’entremise de la Parole qui « brûle » en lui.  Ses ennemis semblent être en train d’emporter contre lui.  Tout le monde « emporte » (ykl), à l’exception de Jérémie, qui se trouve impuissant alors qu’il proclame le message divin en face de la moquerie de ses amis.[3]  Le langage de 20, 10 est identique à celui du Ps. 31, 13 (une lamentation classique; voir aussi Ps. 41, 9), et ici Jérémie raconte en détail la pression qu’il subit.[4]  Jér. 20, 11 contient une expression de confiance en Dieu, la seule base sur laquelle une plainte soit envisageable.  Au centre de la parole divine de la promesse se trouve l’assurance de la présence de Dieu avec celui qui souffre (voir És. 41, 10).  Au sein de cette expression de confiance, on retrouve la dernière utilisation du verbe ykl.  En commençant avec la plainte contre le Dieu qui a « gagné » contre lui (v. 7), Jérémie exprime sa frustration de ne pas être capable de « gagner » contre la Parole qui brûle en son cœur (v. 9) et sa crainte que ses ennemis vont « gagner » (v. 10), Jérémie affirme, finalement, sa confiance que Yahvé va « gagner » contre ses ennemis et ainsi lui délivrer (v. 11).  Cette confiance est appuyée avec une déclaration implicite de l’innocence et la justice de Jérémie.[5]  Mais là, on n’est pas encore sorti du bois…

     Jér. 20, 13 s’agit d’une énigme; on dira que ce verset ne devrait pas se trouver ici.  Il reste qu’il cadre très bien avec les vv. 7-12, complétant ainsi la démarche commune de prière en quatre étapes qu’on retrouve souvent chez l’Israël ancien : plainte/confiance/ demande/louange.  Jérémie ne trouve pas de satisfaction ni dans l’arène public, ni dans les relations sociales.  Il doit faire face finalement à la réalité théologique de sa vie et de sa vocation.  Il est poussé vers Dieu comme sa seule source de force et de confort.  En face de Dieu, il devient conscient du problématique profond et incontournable de sa vie.  Finalement, la transition d’une plainte vers une louange s’agit là de la seule forme de « victoire » (ykl) qui est possible pour Jérémie – et pour Israël.[6]

La structure de la 6e lamentation de Jérémie (20, 7-13) :

 

-plainte

07 Seigneur, tu m’as séduit, et j’ai été séduit ; tu m’as saisi, et tu as réussi. À longueur de journée je suis exposé à la raillerie, tout le monde se moque de moi.

08 Chaque fois que j’ai à dire la parole, je dois crier, je dois proclamer : « Violence et dévastation ! » À longueur de journée, la parole du Seigneur attire sur moi l’insulte et la moquerie.

09 Je me disais : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. » Mais elle était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir.

10 J’entends les calomnies de la foule : « Dénoncez-le ! Allons le dénoncer, celui-là, l’Épouvante-de-tous-côtés. » Tous mes amis guettent mes faux pas, ils disent : « Peut-être se laissera-t-il séduire… Nous réussirons, et nous prendrons sur lui notre revanche ! »

-affirmation de sa confiance en Yahvé

11 Mais le Seigneur est avec moi, tel un guerrier redoutable : mes persécuteurs trébucheront, ils ne réussiront pas. Leur défaite les couvrira de honte, d’une confusion éternelle, inoubliable.

 

-demande

12 Seigneur de l’univers, toi qui scrutes l’homme juste, toi qui vois les reins et les cœurs, fais-moi voir la revanche que tu leur infligeras, car c’est à toi que j’ai remis ma cause.

 

-louange/doxologie

13 Chantez le Seigneur, louez le Seigneur : il a délivré le malheureux de la main des méchants.

 

Le désespoir de Jérémie (20, 14-18)

     Ces versets choquants démontrent que la résolution théologique et le sentiment de bien-être exprimé dans les vv. 11-13 ne peuvent pas être maintenu, parce que les nerfs de Jérémie sont à vif.  Ce prophète audacieux et obéissant se retrouve (dans ce moment de poésie candide) seul, abandonné, désespéré.  La mesure de la crise se trouve dans le fait que ce cri, cette malédiction, n’est pas adressée à Dieu ou à qui que ce soit (vv. 14-15).  Le poète n'a personne à qui il peut s’adresser, il est tout à fait seul face à un abîme hostile.  On ne nous fournit aucun indice au sujet de l’origine de ce poème de rejet violent et de haine-de-soi.  Peut-être ces propos ont été provoqués par la résistance massive que Jérémie a rencontré au sein de sa vocation prophétique, ou peut-être il est conscient que Dieu n’est pas plus attentif que ça.  Le discours de malédiction peut être à la fois un acte d’épuisement profonde et le reflet d’un sentiment de la futilité de sa vocation.[7]

     L’assaut principal dans les vv. 15-17 est dressé contre celui qui a annoncé la nouvelle de sa naissance.  Comme Jérémie lui-même est rejeté comme messager, Jérémie à son tour rejette le messager qui a fait en sorte qu’il soit présent et connu dans le monde.  Jérémie connaît bien le dynamique des messagers rejetés, et il souhaite que la nouvelle de sa naissance n’aurait jamais été livrée.  Le poème se termine avec la grande question du « pourquoi » de l’existence humaine (v. 18).  La question ne s’agit pas de l’existence en soi, mais la vocation qui donne forme à l’existence.  La question remplie d’appréhension de Jérémie reste sans réponse, comme on aurait pu s’attendre.  Nous ignorons pourquoi, comme Jérémie ignore – parce que la raison est cachée dans les desseins de Dieu.[8]

     Ce passage nous montre que la Bible ne nie pas le coût attaché à la proclamation de la vérité de la parole de Dieu.  Une foi profonde telle que celle de Jérémie ne conduit pas au bien-être, mais plutôt à des crises récurrentes.  La Bible connaît très bien l’existence d’une foi amère et troublée qui est laissée sans réponse/résolution.  Nous devons être conscient du jumelage bizarre de Jér. 20, 7-13 et 20, 14-18.  Ces deux unités poétiques sont tous les deux des expressions d’une foi en tension.  La deuxième n’élimine pas la première.  Ils nous sont donnés, tous les deux, comme témoins de cette foi troublée et pourtant puissante.  Ils appartiennent tous les deux à cette vie prophétique de vitalité et fidélité.  Une foi telle que celle de Jérémie traverse des saisons de résolution confiante et aussi d’isolement amère.  Les deux attitudes qui sont mises côte-à-côte reflètent peut-être la manière dont Dieu traite Jérusalem, qui lui aussi est familier avec le jugement et la promesse, avec l’isolement et la résolution.  L’isolement n’atteint jamais complètement l’annulation.  La résolution semble ne jamais être total.  Les deux discours de rassurance et de protestation sont « en chemin ».  Il s’agit d’un chemin troublé, mais il s’agit du seul chemin qui est disponible pour Israël.[9]

     Voici des paroles pour ceux qui ont atteints de tels profondeurs qu’ils préfèreront ne pas continuer à vivre.  Le suicide n’est jamais présenté comme étant une option dans les Écritures.  Il reste que beaucoup de gens à cette époque-là, tout comme plusieurs personnes de nos jours, se retrouvent souvent dans les circonstances qui les conduisent à un tel désespoir.  La lamentation qu’on retrouve ici s’agit du chemin qui est proposé à de telles personnes comme une alternative au suicide.  Ces paroles expriment d’une manière inexorable la terreur qui fait en sorte que la non-existence ait de l’air préférable à la vie sans pour autant présentant une réponse facile; une telle prière se fait à partir du fond du gouffre sans garantie qu’on va s’en sortir.  Une des raisons pour apprendre les Écritures, c’est d’avoir de telles prières disponibles lorsque la douleur s’avère tellement intense et on épreuve le besoin d’une voix qui va nous permettre de l’exprimer.  C’est difficile de recommander une telle prière à quelqu’un.  C’est important que ce soit à portée de la main lorsqu’il n’y a plus rien auprès de quoi s’accrocher.[10]



[1] Voir Brown, Michael L. “Jeremiah”, p. 286; Brueggemann, Walter, A Commentary on Jeremiah, p. 181; Heschel, Abraham, The Prophets, New York: Harper Perennial, 1962, pp. 144-45.

[2] Brown, Michael L. “Jeremiah”, pp. 286-88.

[3] Miller, Patrick D. “The Book of Jeremiah”, p. 727.

[4] Brown, Michael L. “Jeremiah”, p. 290.

[5] Miller, Patrick D. “The Book of Jeremiah”, p. 728.

[6] Brueggemann, Walter, A Commentary on Jeremiah, Grand Rapids: Eerdmans, 1998, p. 184; voir idem. The Message of the Psalms, Minneapolis: Augsburg Press, 1984, pp. 56, 58: ce mouvement d’une demande à une louange est une des transitions les plus surprenantes dans la littérature vétérotestamentaire.  Il y a un mouvement d’une partie du texte à un autre qui relève de la théologie de l’alliance.  Nous ignorons précisément comment ce mouvement s’est faite.  Cependant, et la structure du texte et notre propre expérience nous enseigne que le grief adressé à un partenaire autorisé nous libère – dans le cas des psaumes de lamentation, Yahvé se trouve à être le partenaire sénior de l’alliance; voir Miller, Patrick D. “The Book of Jeremiah” in The New Interpreter’s Bible: Vol. VI, Nashville: Abingdon Press, 2001, p. 730.

[7] Brueggemann, Walter, A Commentary on Jeremiah, Grand Rapids: Eerdmans, 1998, p. 185.

[8] Ibid, pp. 185-86.

[9] Ibid, pp. 186-87.

[10] Miller, Patrick D. “The Book of Jeremiah” in The New Interpreter’s Bible: Vol. VI, Nashville: Abingdon Press, 2001, p. 729.

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